Le Collectif

17 octobre 2024 Non Par schv

LE COLLECTIF

Pour la grande majorité des citoyens, le spéléologue est une sorte de fêlé descendant dans les entrailles de terre d’où il faut régulièrement aller le sauver, aux frais du contribuable. Pour d’autres, plus avertis, mais ignorant complètement le mode de fonctionnement de cette activité, la spéléo pourrait s’apparenter à de l’escalade, impliquant tout au plus deux personnes, l’une descendant ou grimpant sur une corde, l’autre éventuellement assurant la première. Dans les deux cas, en général, une pratique largement individuelle donc ? Erreur fatale ! La spéléologie est une activité foncièrement, oserait-on dire, profondément collective ! La pratique individuelle ne peut tout au plus qu’être restrictive dans ses objectifs et, au pire, suicidaire dans son exécution.

Pour beaucoup d’entre nous, spéléos, pour l’avoir vu ou même vécu directement, il va de soi, par exemple, que seule une équipe soudée, aguerrie et coordonnée pourra se lancer dans des explorations longues, éprouvantes et complexes. Evidemment, dans le quotidien, le portage des kits, mais aussi la désobstruction, l’équipement et le dés-équipement des puits ne peuvent s’effectuer qu’en groupe. La plupart d’entre nous savent assurément que l’équipier de tête veille à la sécurité de ses compagnons et s’en porte garant, mais ignorent pourtant parfois que le second, qui teste l’équipement et doit, si nécessaire, impérativement le modifier en l’améliorant, partage la même responsabilité que le premier. Mais ceci n’est finalement que la partie visible de l’iceberg.

Le collectif, c’est évidemment toute autre chose que de la pure technique et par conséquent bien plus essentiel, bien plus vaste et primordial que l’évocation précédente. C’est d’abord et fondamentalement le respect d’autrui et l’engagement de chacun pour tous et de tous pour chacun. C’est se considérer individuellement comme le maillon d’une chaîne qui ne doit en aucun cas se rompre. Certes, nous ne sommes pas des bandes de lycaons teigneux, mais, être solidaire, c’est être là quand il le faut et faire ce qu’il faut quand c’est nécessaire, sans trop avoir à se l’entendre dire. On ne ressent jamais autant l’esprit collectif que quand, épuisés par une exploration éreintante de plusieurs jours, sortant en pleine nuit, sous une pluie battante, dans le froid d’une montagne inhospitalière, des copains découvrent, entrant dans la cabane-refuge, que quelqu’un a pensé, avant d’aller dormir, à préparer une soupe chaude pour accueillir cette troupe usée, rincée et à bout de forces. Le collectif, c’est laver le matériel, le réparer, l’entretenir, l’inventorier, ne pas compter ses heures pour organiser un camp, monter un dossier, élaborer une topo, réviser des casques, recoudre des combinaisons déchirées, préparer une sortie, s’échiner à rouvrir un aqueduc afin de gagner quelques subsides pour le club, vérifier les comptes, assurer des nouveaux, commander du matériel …. Le collectif, c’est, lors d’une explo, ne pas laisser tomber un gamin qui faiblit ou qui a peur, prendre son kit pour l’alléger, l’alimenter, le rassurer, lui prodiguer quelques conseils techniques, lui redonner courage et l’accompagner jusqu’à la sortie de l’igue. C’est aussi consacrer du temps et de l’énergie aux séances d’initiation souvent répétitives, peu rentables en matière de recrutement, peu valorisantes pour les petits egos personnels, mais ô combien exaltantes quand on parvient à faire progresser un débutant, à lui ouvrir des perspectives et finalement peut-être à le voir se fédérer lui aussi, avant de retrouver le même drôle, quelque temps plus tard, remontant un grand puits, telle une fusée, deux kits au cul.

Sans cet engagement à double sens, tant de l’individu pour le groupe que du groupe pour l’individu, un club a peu de chance de se renforcer et de perdurer. L’absence d’esprit de compétition, et par là même de concurrence, contribue évidemment amplement au développement d’un tel esprit collectif et souvent les raisons invoquées pour justifier l’attachement personnel à un groupe sont similaires et récurrentes : « Parce que l’ambiance est sympa ! », « Parce qu’on s’y sent bien ! ». Hélas, faute d’avoir réussi à insuffler un tel esprit, certains clubs ne retiennent pas longtemps leurs adhérents…

Esprit collectif ne signifie cependant nullement mise au pas et coulage de tous dans un moule unique. Nous ne sommes pas des clones ! Nous sommes tous différents, mais en même temps tous égaux en droits et en devoirs ! Chacun débarque avec son vécu personnel, ses aptitudes, ses qualités et ses défauts, ses envies, sa volonté de progresser et s’efforce de s’intégrer, vaille que vaille, dans ce groupe nouveau pour lui, voire totalement inconnu. Au collectif aussi d’accepter le novice tel qu’il est, dans la mesure où il comprend et accepte le mode de fonctionnement général, quitte parfois à faire évoluer ce dernier. Heureux club celui qui sait mettre en valeur la motivation et les compétences des nouveaux adhérents ! L’un s’impliquera plus dans l’aspect purement technique de la progression verticale, un autre adorera réaliser des topos, un troisième s’avèrera avoir des mains en or, un autre encore sera un génie de la photographie, d’autres seront des fadas d’informatique, certains enfin n’avoueront pas d’autre centre d’intérêt que celui, très noble et louable du reste, de partager de bons moments et des expériences communes … Certes, là encore, la polyvalence est irremplaçable, mais pourquoi ne pas aussi prendre en compte et soutenir précisément tous ces apports personnels inestimables ? Avec un tel état d’esprit et un mode de fonctionnement plus ou moins inclusif, un groupe peut être d’une efficacité redoutable.

Il se peut cependant que, comme dans toute collectivité humaine, les règles tendent parfois à s’oublier, les principes de base à s’estomper. Quelques rugissements de vieux – ou de moins vieux – grognards suffiront alors rapidement pour resserrer les boulons avant que l’attelage ne finisse par se disloquer…

Le collectif n’est pas restrictif et n’aboutit pas au repli sur soi, à la pensée identitaire, au rejet de l’autre. Quelle joie d’ailleurs, lors des rassemblements régionaux ou nationaux, de retrouver de vieux potes, parfois même après des années d’éloignement ! Quel enrichissement également de prendre part aux exercices d’entraînement secours, ou aux sorties régionales qui mériteraient d’ailleurs d’être réactivées au niveau de la petite région.

Quant au pouvoir à l’intérieur du groupe, joyeuse plaisanterie et franche rigolade ! Lorsque des spéléos étrangers, ayant vécu sous des dictatures politiques, nous demandent, inquiets et formatés par des années de hiérarchie tyrannique : « Mais qui commande chez vous ? Qui est le chef, ici ? » et qu’on leur rétorque dans un grand éclat de rire : « Mais il n’y a plus de chef, ici. On a bouffé le dernier ! » quel grand bol d’oxygène pour la journée !

Et puis, après l’effort, vient forcément le réconfort. Après la remontée du dernier puits et la sortie à l’air libre, la perspective d’un plantureux repas fait vite oublier fatigue, douleurs et ecchymoses. La grande tablée tribale rassemblée autour des chaudrons fumants, le vin coulant à flot, les blagues à trois balles et les histoires à se pisser dessus, les jeux d’esprit qui se noient dans le bruit, les éclats de rire et le gros rouge, le défi des jeux à la con où on finit par se blesser alors qu’on est sorti indemne de l’explo… Que demander de mieux ?

Enfin, suprême délice, dans les grandes chambrées accueillantes, au sec, la nuit dans les duvets chauds, secoués tel du béton vibré par des ronflements telluriques à fissurer les cloisons… sombrer voluptueusement dans le bonheur du collectif !

Patrick